Retour vers le futur… du travail (ou comment former à des professions qui n’existent pas encore)

Selon la note de conjoncture de juin 2018 du STATEC, depuis 2013, le taux des postes vacants augmente tant au Luxembourg que dans l’ensemble de la zone euro, et ce, surtout dans les secteurs des services aux entreprises, des TIC et de l’Horeca. Pourtant, le Grand-Duché garde un taux de chômage avoisinant les 5,4% (taux similaire à celui d’avant-crise) avec quelques 15 000 personnes sans emploi. Si on enlève de ces chiffres l’impact du chômage frictionnel, c’est-à-dire le chômage « naturel »  issu de la transition et du délai nécessaire à une personne pour trouver un emploi, cela nous fait plus de 6700 personnes en recherche d’emploi. Il persiste donc un phénomène de divergence entre offre et demande sur le marché du travail qui prend ses racines dans un déséquilibre de compétences d’ailleurs identifié par l’European skills and jobs survey (ESJS) réalisé en 2014 dans les 28 Etats membres de l’Union Européenne[1].

Les marchés étant complexes et imparfaits par définition, il est normal de constater une asymétrie, mais celle-ci doit rester dans des proportions raisonnables, sans quoi elle déclenche de considérables coûts économiques et sociaux liés au sous-emploi, aux difficultés de recrutement, à l’obsolescence des compétences et au gaspillage de potentiels humains.

Lutter contre la pénurie de compétences

Suivant cette logique, il est essentiel d’ériger la lutte contre la pénurie de compétences au statut de chantier majeur. Nous vivons dans une ère marquée par une profonde métamorphose des compétences requises, une ère où le déploiement rapide des technologies de la digitalisation, de l’intelligence artificielle  et de la robotique déclenche un changement de paradigme économique et sociétal.

Selon le rapport de mars 2017 du think tank californien Institute For the Future (IFTF), 80% des emplois ou fonctions en 2030 n’existent pas encore aujourd’hui. Suivant ces experts californiens, après avoir franchi la première étape de la transformation numérique, caractérisée par l’imitation de la pensée logique, nous nous dirigeons à présent vers l’avènement progressif d’une véritable intelligence cognitive, c’est-à-dire d’une intelligence quasi-humaine capable d’interpréter des données imparfaites et d’imaginer des solutions novatrices. Il en découle certaines applications révolutionnaires telles que Nao, le « robot pour troisième âge » destiné à améliorer le quotidien des seniors en maison de retraite, ou Lyreland, l’intelligence artificielle composant de la musique.

Certains en viennent alors à évoquer avec effroi le remplacement du salariat par un « robotariat » mais je pense qu’il faut éviter de tomber dans l’alarmisme technophobe propre aux luddites. Il faut embrasser les progrès technologiques, car s’ils provoquent des chamboulements pouvant être vécus comme inconfortables au début, une fois maîtrisés, ils peuvent améliorer considérablement les conditions de vie de tout un chacun, comme nous le montrent les trois précédentes révolutions industrielles.

Après tout, comme le disait Albert Einstein, « la science est un outil puissant. L’usage qu’on en fait dépend de l’homme, pas de l’outil ». Ainsi, utilisées correctement, les technologies actuellement en développement sont porteuses de progrès pour l’être humain : elles donnent accès à des informations et à des marchés nouveaux tout en augmentant la transparence et la connectivité (presse en ligne, crypto monnaies, blockchain), elles créent de nouveaux modèles d’activités (ex : économies de plateformes) et nous donnent davantage de contrôle sur notre environnement et notre santé (ex : données en temps réel sur la circulation, montres intelligentes). Le monde digital actuel dominé par le big data peut nous paraitre effrayant, car nous sommes biologiquement restreints par une limite d’absorption par rapport au volume, à la vitesse et à la complexité des informations que nous pouvons comprendre.

Mais la bonne nouvelle est que nous avons l’opportunité d’employer l’intelligence des machines pour repousser ces limites et nous aider à mettre de l’ordre dans le chaos apparent engendré par la profusion de données. Car constituant une forme d’intelligence similaire mais différente de l’intelligence humaine, les machines ont une vision du monde distincte et complémentaire de la nôtre. Par conséquent, s’il est impossible de prédire avec certitude quels professions ou fonctions seront automatisées, il est par contre raisonnable d’envisager un futur collaboratif, où celui qui saura exploiter la complémentarité entre intelligence humaine et artificielle tirera son épingle du jeu. Ce futur parait d’ailleurs d’autant plus à portée de main si l’on se réfère à l’industrie de l’avion où la fonction d’autopilotage, loin de rendre la profession de pilote obsolète, présage l’aube d’une collaboration entre homme et machine sur des tâches complexes.

Le changement technologique doit être considéré comme une opportunité à saisir. Pour qu’il devienne un progrès, nous devons dès à présent œuvrer à le comprendre et à l’accompagner pour en éviter les dérives (ex : menaces informatiques, distorsions de concurrence…) et en tirer la quintessence. Il faut quitter le statut d’observateur pour devenir acteur de notre avenir et définir les contours de demain.

Former à des professions qui n’existent pas encore

La digitalisation, en créant de nouvelles professions ou de nouveaux métiers et besoins en compétences renforce la pénurie de talents qui est un symptôme déjà bien connu au Luxembourg dont l’économie repose largement sur le recours à une main d’œuvre extérieure (73% de la main d’œuvre n’a pas la nationalité luxembourgeoise et 45% de la main d’œuvre totale est transfrontalière). Pour preuve, la demande de formation continue de la part des entreprises luxembourgeoises est en constante augmentation au point que la House of Training, qui propose aujourd’hui plus de 650 modules différents, enregistra 36500 jours-personnes de formation en 2017 (soit 183 personnes formées chaque jour ouvrable de l’année). S’il est relativement aisé de former des individus dans le cadre d’un rattrapage technologique, la problématique plus ardue est  de déterminer quelles compétences développer pour alimenter une offre durable sur un marché du travail dont les besoins ne sont pas encore clairement définis. En d’autres termes, comment former à des professions ou fonctions qui n’existent pas encore ?

L’étude « Future of jobs »[2] réalisée par la World Economic Forum en 2016 nous fournit quelques éléments de réponse en mettant en évidence trois groupes de compétences fondamentales nécessaires pour évoluer avec succès sur un marché du travail bouleversé par la convergence du big data et de l’intelligence artificielle : les compétences d’expertise technologique, les compétences techniques nouvelles venant compléter les compétences classiques des métiers (ex : le technicien de réparation devra savoir interagir avec les objets connectés) et surtout les compétences liées à l’adaptabilité (littéracie, numéracie, intelligence sociale, autonomie, créativité, esprit critique…). Face à la célérité des mutations du marché de travail, former une main d’œuvre agile douée d’une réactivité situationnelle est donc le meilleur rempart contre le chômage technique présent et à venir. Comment le Luxembourg s’en sort-il donc face à ce défi ? Comment se procure-t-il la main d’œuvre indispensable à sa croissance qui repose sur des facteurs de production largement extensifs ?

Tout d’abord en développant des compétences sur place. De cette manière, de nombreux programmes sont proposés par le Gouvernement et les chambres professionnelles.

Le programme de formation professionnelle Digital Skills Bridge fut par exemple lancé au printemps 2018. Il met en place pour les entreprises un parcours balisé personnalisé dans un processus d’auto-évaluation participatif (en collaboration avec les employés) de maturité digitale puis de formation et conseil dans le domaine de la transition digitale. Avec un accent marqué sur les besoins en compétences souvent relégués au second plan derrière les considérations technologiques, Digital Skills Bridge a l’ambition de faire converger les salariés, les entreprises et l’Etat vers la construction collaborative d’un marché du travail plus qualitatif et agile.

D’autres exemples relèvent de l’initiative de la Chambre de Commerce. On peut ainsi citer le lancement imminent d’une nouvelle offre d’e-learning développée par la House of Training en collaboration avec le Groupement d’intérêt public français FUN-MOOC, qui rend l’accès à la formation temporellement et spatialement plus flexible. Enfin, comme les professions subissent actuellement de profondes mutations, la Chambre de Commerce entend structurer son offre de formation à partir d’une approche « compétences » qui a l’avantage de la flexibilité. Il s’agit dans ce cadre de redéfinir à la lumière des dernières évolutions technologiques les compétences nécessaires à l’exercice d’une profession et de proposer une formation adaptée, modulable et taillée sur mesure. Le professionnel 4.0 doit en effet élargir son éventail de compétences afin de pouvoir épouser harmonieusement un marché du travail en constante métamorphose. Il doit avoir la capacité d’apprendre et de réapprendre, d’inventer et de se réinventer.

Une priorité pour nos entreprises et pour les acteurs publics responsables : Skills mining

En second lieu, le Luxembourg peut répondre à son besoin en main d’œuvre qualifiée en s’approvisionnant à l’étranger, ce qu’il a historiquement fait. D’où l’importance stratégique d’optimiser l’attractivité du Grand-Duché par des outils tels que le Nation Branding qui vise à construire la notoriété et la réputation du pays en communiquant sur ses qualités reconnues telles que la fiabilité (stabilité politique, sécurité ,qualité de vie, infrastructures solides…), le dynamisme (capacité d’adaptation d’un pays qui est passé d’un régime agraire à un pôle sidérurgique pour enfin devenir une place financière d’importance mondiale) et l’ouverture (multiculturalisme, multilinguisme…). Avec l’inauguration récente de la House of Start-ups et la mise en place du cadre légal sur le space mining qui fait du Luxembourg un avant-gardiste de la course à l’espace au XXIème siècle, notre pays est plus que jamais un terreau fertile pour l’innovation et la naissance d’activités nouvelles.

Le futur de l’emploi est imprévisible, mais l’Histoire nous a maintes fois démontrée que la technologie est source de progrès et de nouvelles opportunités. Influencés par le déploiement de l’intelligence artificielle et de la numérisation, les économies, sociétés et modes de vie se métamorphosent et redéfinissent en profondeur les besoins et les marchés. Bien que de nouvelles formes d’emplois aux contours incertains apparaissent, une certitude demeure toutefois : celui qui n’aura de cesse d’apprendre et de créer de la valeur pour satisfaire des besoins en renouvellement constant ne sera jamais désœuvré ; c’est en (se) cultivant qu’on récoltera !

[1] http://www.cedefop.europa.eu/en/events-and-projects/projects/european-skills-and-jobs-esj-survey

[2] http://www3.weforum.org/docs/WEF_Future_of_Jobs.pdf

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