C’est la première fois dans l’histoire économique contemporaine que l’Europe est dans la périphérie du monde. N’ayant pas su capitaliser sur la révolution technologique d’internet, le Vieux Continent se retrouve aujourd’hui relégué à l’arrière-plan dans des domaines stratégiques tels que l’intelligence artificielle (IA), les semi-conducteurs et le cloud, tous dépendants de technologies développées ailleurs. La domination des géants américains est incontestable en matière d’investissements privés, de puissance de calcul et de concentration des talents. De son côté, forte d’une stratégie nationale ambitieuse, la Chine avance à vitesse grand V. Selon des données de l’Artificial Intelligence Index Report 2025 de l’université Stanford, les investissements privés américains dans le domaine de l’IA générative ont atteint 29 milliards de dollars, soit près de 20 fois supérieures à ceux de l’Europe (1,5 milliard de dollar). Dans son Rapport sur l’avenir de la compétitivité de l’Union européenne publié en septembre 2024, Mario Draghi appelle à un sursaut : si l’Europe veut encore peser sur l’échiquier mondial, elle doit cesser de jouer petit bras et mobiliser des moyens à la hauteur des défis économiques et géostratégiques.
Alors que les plaques tectoniques de la géopolitique bougent, les initiatives européennes – telles qu’InvestAI ou le plan d’action AI Continent – témoignent d’une prise de conscience des enjeux technologiques, stratégiques et économiques liés à l’IA. L’Union européenne s’est fixé l’objectif ambitieux de mobiliser 20 milliards d’euros et de déployer 5 gigafactories, qui sont quatre fois plus puissantes que les usines IA classiques. Par ailleurs, la réorientation géopolitique de l’Europe, son autonomie accrue et une politique budgétaire proactive ont créé une dynamique positive bénéficiant de la perte de confiance envers les Etats-Unis : les flux vers les actifs européens ont fortement augmenté ces derniers mois, portés par une image de stabilité et de prévisibilité.
Comme je l’ai rappelé à l’occasion de l’événement Nexus 2025, “le Luxembourg doit se saisir de cette nouvelle dynamique. Petits en taille, nous devons voir grand. Nous avons l’ambition, la vision et les atouts pour devenir un hub européen incontournable de l’IA – un véritable LuxAIhub.” C’est précisément pour ces raisons, et afin d’accompagner le gouvernement dans l’élaboration de la nouvelle stratégie nationale en matière d’IA (publiée le 19 mai dernier) que la Chambre de Commerce a pris les devants. En septembre 2024, elle avait lancé un groupe de travail réunissant acteurs privés et publics actifs dans le domaine. Dévoilé le 20 mai dernier, son rapport « LuxAIhub » pose une condition préalable et préconise 30 recommandations pour propulser le Luxembourg au cœur de l’IA européenne.
Coordonner les initiatives au sein d’une Plateforme IA
Assurer la cohérence des actions déployées dans le cadre de la nouvelle stratégie nationale en matière d’IA déterminera en grande partie son succès sur le terrain. Or, les initiatives menées à ce jour restent dispersées et souffrent d’un manque de coordination entre les différents acteurs impliqués. Que faire ? Le rapport plaide pour la création, d’ici septembre 2025, d’une Plateforme IA placée sous le leadership du Premier ministre et dotée d’un budget dédié. Ce forum de discussion régulier entre pouvoirs publics, acteurs privés et acteurs du monde de la recherche aurait pour mission de coordonner les initiatives nationales et de garantir un suivi structuré de la mise en œuvre de la stratégie nationale en matière d’IA. Sans un pilotage coordonné, les ambitions affichées peineront à se traduire en résultats concrets.
Exploiter l’IA comme levier de productivité
La productivité du Luxembourg stagne depuis plus d’une décennie. L’IA, notamment générative, est un levier de productivité que nous aurions tort de ne pas exploiter. A en juger par la 11e place du pays sur 174 économies de l’AI Preparedness Index 2024 du FMI, les effets de l’IA sur la productivité pourraient se révéler considérables, en particulier dans le secteur financier.
À cet égard, la place accordée à l’IA dans la nouvelle stratégie, tant comme levier d’efficacité pour l’administration publique que comme facteur de compétitivité pour les entreprises en général, et pour le secteur financier en particulier, envoie un signal fort. S’agissant du volet financier, la mobilisation conjointe des autorités financières publiques et des acteurs privés est essentielle. Il en va de la compétitivité du secteur. Pour aller plus loin, le rapport propose de faciliter l’implantation au Luxembourg – totale ou partielle – des projets de transformation par l’IA des grands groupes financiers internationaux.
Renforcer et diversifier les financements
Avec l’arrivée de ChatGPT fin 2022, une course effrénée aux investissements dans l’IA s’est engagée. Si la technologie n’est pas nouvelle, l’amélioration spectaculaire de ses capacités, combinée à sa démocratisation auprès du grand public, a provoqué une véritable ruée économique. Les géants américains de la tech n’ont pas tardé à réagir, multipliant les engagements financiers à coups de milliards, creusant ainsi leur avance en matière d’investissements privés dans l’IA. Dans le top 10 des plus grandes entreprises d’IA par capitalisation boursière, toutes sont… américaines. La première entreprise européenne arrive loin derrière, à la quarantième place.
Ce qui freine nos entreprises innovantes aujourd’hui, ce n’est pas l’ambition, mais l’accès rapide à des financements conséquents. Pour les garder en Europe et freiner la fuite de nos talents, le rapport appelle à un renforcement massif du financement privé. Attirer les front-offices des fonds de capital-investissement et de capital-risque au Luxembourg, faciliter l’investissement des particuliers dans ces classes d’actifs, renforcer les mécanismes de co-financement public-privé sont autant de mesures clés à instaurer sans tarder.
Faciliter le passage de la R&D à la commercialisation
Accélérer le passage de la R&D à la commercialisation, c’est faire de l’innovation un moteur concret de croissance. A ce titre la création d’un Deep Tech Lab, une proposition formulée par le groupe de travail de la Chambre de Commerce et reprise par le Premier ministre, envoie un signal fort. Son inscription dans la stratégie nationale en matière d’IA est à saluer. En regroupant chercheurs et ingénieurs, ce campus technologique permettra de valoriser l’excellence académique via la création de spin-offs, le transfert technologique et de retenir les talents et compétences au Luxembourg. Concrètement, le rapport recommande la création d’un partenariat public-privé adossé à une structure existante et combinant fonds publics et investissements privés.
Le Luxembourg a les atouts pour devenir un pays d’innovation numérique et technologique majeur en Europe. Pour cela, il lui faut agir vite, fort et de façon coordonnée, à travers une gouvernance claire et structurée. Il en va de notre compétitivité économique, de notre capacité d’innovation et de notre souveraineté numérique.