Moment assez inédit pour le Luxembourg : un front syndical invite à manifester contre la politique du gouvernement le 28 juin, afin de montrer, si cela est encore nécessaire, son opposition à des réformes visant à moderniser et à faire progresser la société et le cadre socio-économique du pays. Plus précisément, les organisations syndicales dénoncent le prétendu manque de dialogue social, les pistes visant à sauvegarder notre système de pensions, les projets portant notamment sur l’extension de la durée du travail dominical dans le secteur du commerce et la libéralisation des heures d’ouverture des commerces, la fin du plafonnement du prix de l’énergie, etc.
A les entendre, le modèle social luxembourgeois serait menacé. Ce n’est pas faux ; oui, notre modèle social est menacé. Oui, nous sommes aujourd’hui dans l’incapacité de garantir la pérennité de notre système de pensions ou de santé. Oui, il est possible que nos enfants ne puissent pas bénéficier du même degré de prospérité que nous, si des changements au niveau du système de protection sociale ne sont pas opérés rapidement.
Ainsi, la fragilisation de notre modèle social n’est pas la conséquence des projets récents proposés par le gouvernement, mais résulte de l’essoufflement de notre modèle économique et de l’absence de réformes structurelles ambitieuses pour contrer cette évolution dangereuse. Si le Luxembourg a pu offrir un niveau de vie très élevé aux citoyens et aux ménages, notamment à travers des prestations sociales généreuses, c’est parce qu’il a su, au fil des années, activer un cercle vertueux : le dynamisme de l’activité économique, portée dans le temps par une productivité et une compétitivité élevées, a généré d’importantes recettes fiscales, lesquelles ont permis de financer ce modèle social. Il faut inlassablement le rappeler : pour pouvoir redistribuer la richesse, il faut d’abord la créer.
Aujourd’hui, ce mécanisme vertueux tourne au ralenti. Alors que notre pays a connu une croissance annuelle moyenne de 3% entre 1995 et 2023, force est de constater qu’il affiche aujourd’hui des performances très loin de ces standards : -0,7% en 2023, +1% en 2024 et une prévision du STATEC de +1% pour 2025 (qui vient juste d’être sévèrement revue à la baisse puisque la croissance pour cette année était estimée à 2,5% à l’automne dernier)1 puis +2% en 2026. Les causes de cet essoufflement sont évidentes : conjoncturelles d’abord – avec un contexte géopolitique qui fragilise notre économie ouverte sur l’extérieur ; structurelles ensuite – avec un cadre général de moins en moins propice à l’activité entrepreneuriale (surrégulation, procédures de plus en plus complexes, prix de l’énergie et coûts de production en croissance continue, …). Année après année, notre pays perd les avantages compétitifs qui ont nourri ses succès passés. Cela se lit évidemment dans les classements mondiaux de compétitivité.
Compétitivité : le Luxembourg dans le « ventre mou » du classement IMD
Ainsi, dans l’édition 2025 du World Competitiveness Yearbook de l’institut IMD, qui fait figure de référence, le Luxembourg n’est classé qu’en 20e position. Certes, le pays a gagné trois petites places par rapport au classement 2024, mais il reste très éloigné des positions qu’il occupait par le passé. Notre pays était encore 6e en 2015, et jusqu’en 2023, il figurait invariablement dans le top 15 du classement. Alors qu’il a longtemps été considéré comme l’un des pays les plus compétitifs du monde, le Luxembourg semble aujourd’hui s’être durablement installé dans le « ventre mou » du classement.
Il s’agit là d’une situation qui doit nous alerter. Elle s’explique essentiellement par nos performances économiques décevantes. Si le Luxembourg est toujours le pays du classement affichant le plus haut PIB par habitant, il est, pour la première fois depuis 2015, devancé par Singapour en parité de pouvoir d’achat. Dans cette conjoncture économique mondiale difficile, le Grand-Duché fait beaucoup moins bien que ses principaux concurrents sur d’autres critères de performances économiques utilisés pour le classement comme l’emploi et les prix.
En matière d’efficacité des politiques publiques, notre pays reste bien classé, notamment grâce à une gestion rigoureuse des finances publiques. Mais le classement met aussi en lumière de grandes vulnérabilités à moyen et long termes. Elles concernent le financement de notre système de pensions, mais aussi une politique fiscale de moins en moins attractive. Dans ce contexte, il faut cependant saluer certaines adaptations récentes visant à abaisser la charge fiscale des entreprises et des personnes physiques.
Concernant l’efficacité des entreprises, le classement IMD confirme que si notre productivité reste élevée (le Luxembourg reste premier du classement), elle stagne dangereusement (61e en termes de croissance de la productivité), et le pays reste très peu compétitif pour ce qui est de la disponibilité de la main-d’œuvre qualifiée (57e). Il s’agit là d’une véritable urgence : si le Grand-Duché ne trouve pas de nouveaux ressorts en matière de productivité, il est condamné à voir sa compétitivité continuer de décliner.
Enfin, pour le pilier « infrastructures », notre pays reste dans le milieu du classement, solide sur ses points forts (système éducatif, réseaux de communication), mais toujours fragile sur d’autres enjeux majeurs comme l’infrastructure technologique et scientifique. Or, ces facteurs sont primordiaux pour assurer la productivité de demain.
L’urgence à agir
Le classement IMD nous rappelle, si c’était encore nécessaire, que les défis auxquels doit faire face l’économie luxembourgeoise sont nombreux. Hautement spécialisée dans certaines activités pour lesquelles elle affronte une concurrence mondiale (les services financiers, la sidérurgie, le spatial, …), elle est pénalisée par les maladies chroniques de l’Union européenne : surrégulation (RGPD, CSRD, directive sur la transparence des rémunérations…), déficit d’innovation, prix de l’énergie jusqu’à quatre fois plus élevés qu’ailleurs. Nous payons aussi une politique longtemps trop passive dans le domaine du logement et de l’aménagement du territoire, ainsi que nos difficultés à gérer les conséquences de notre croissance démographique.
Mais ce classement met aussi en lumière nos atouts, notamment la stabilité politique, à l’heure où certaines grandes économies doivent affronter des situations d’instabilité politique qui anéantissent toute possibilité de réforme. La qualité du dialogue social est également un de nos atouts majeurs. Dans les épreuves de l’Histoire, lorsque nous avons traversé des crises, les partenaires sociaux ont toujours su faire preuve d’un grand sens des responsabilités. En appelant à manifester le 28 juin dans la situation actuelle délicate, les organisations syndicales semblent rompre avec cette tradition et tourner le dos à une réalité qu’elles ne veulent pas regarder en face.
Au moins quatre arguments du tract édité par le front syndical et diffusé dans toutes les boîtes à lettres du pays méritent d’être réfutés.
« Ta pension est en danger »
« Ta pension est en danger ! » affirme le front syndical dans son tract. C’est exact, si on ne fait rien. Les dernières projections de l’IGSS annoncent la fin de l’équilibre budgétaire entre les recettes et prestations (hors réserves) du régime général de pensions possiblement dès 2026, et un épuisement de la réserve durant la décennie 2040. Face à ce constat, la seule façon de sauver notre régime de pensions n’est certainement pas le statut quo irresponsable que prônent les organisations syndicales, mais bien une réforme courageuse et ambitieuse. Avec les gains que nous réalisons en matière d’espérance de vie, les années passées hors cotisation — notamment à la retraite — ne cessent de s’allonger, tout comme la période durant laquelle chacun bénéficie des prestations sociales. Le système de solidarité repose sur un équilibre entre actifs cotisants et bénéficiaires. Or, cet équilibre se fragilise à mesure que la durée de vie augmente sans que la durée de travail ne suive. Face à cette double extension, travailler plus longtemps n’est plus une option, mais une nécessité. De nombreuses autres pistes ont été discutées au cours des derniers mois. Ensemble avec les partenaires sociaux, il faut désormais ficeler un paquet de mesures ambitieuses pour réformer le système actuel pour le rendre pérenne.
« Ton pouvoir d’achat souffre »
« Ton pouvoir d’achat souffre », affirment les auteurs du tract, dénonçant la fin du plafonnement des prix de l’énergie. Or, ils omettent de préciser qu’en 2025, l’État a débloqué une enveloppe de 171 millions d’euros afin de limiter la hausse du prix de l’électricité à 30%, au lieu de 60% sans aide. Cette décision entraîne un transfert partiel de la charge énergétique des consommateurs vers l’ensemble des contribuables, dans un contexte de plus en plus contraint pour les finances publiques. Il s’agit là d’une mesure parmi d’autres prises par le gouvernement pour préserver le pouvoir d’achat des ménages, notamment à travers des dispositifs fiscaux et sociaux. Ces initiatives ont d’ailleurs contribué à redynamiser le commerce et d’autres activités locales. Cependant, l’accès au logement reste la principale préoccupation des ménages, et des actions plus ambitieuses en faveur de l’investissement privé s’avèrent nécessaires pour relancer la construction.
« Ta protection sociale risque d’être détricotée »
« Ta protection sociale risque d’être détricotée », affirment les syndicats, en référence notamment aux revendications que portent les entreprises au sujet de l’absentéisme. En 2023, selon les chiffres communiqués par l’IGSS, l’absentéisme pour maladie a représenté un coût direct de 1,18 milliard d’euros2. A ces coûts directs, s’ajoutent de très importants coûts indirects, liés notamment au remplacement des salariés absents et à la perte de productivité associée. Il est urgent d’agir pour enrayer le fléau des absences abusives. Il n’est pas question de « détricoter la protection sociale », mais au contraire de la consolider en luttant contre les comportements qui la fragilisent.
« Fini la vie privée et familiale ! »
« Fini la vie privée et familiale », écrivent les syndicats, au sujet du projet de loi modifiant le Code du travail afin d’étendre à 8 heures (au lieu de 4 heures) l’ouverture des commerces le dimanche. Or, cette initiative du gouvernement a la faveur des salariés concernés (majoritairement frontaliers) compte tenu du temps de trajet et des frais liés, et de la majoration de rémunération octroyée. En outre, le Code du travail permet déjà de travailler tout le dimanche dans de nombreux secteurs (restauration, hôpitaux, musées…). Enfin, il faut souligner que ce projet vise à moderniser notre législation afin d’adapter l’économie aux nouvelles réalités. Mais c’est une avancée insuffisante. Il est nécessaire d’opérer un changement de paradigme concernant le travail dominical. Ainsi, au lieu de maintenir le principe de l’interdiction du travail le dimanche qui est actuellement assorti d’une liste d’exceptions pour onze secteurs, il s’agirait d’autoriser le travail du dimanche par principe, sans pour autant remettre en cause la législation par ailleurs applicable en matière de durée du travail et de rémunération.
Contrairement à ce que prétend le front syndical, il n’est donc nullement question de porter atteinte à la vie privée et familiale des salariés. Mais au contraire de pérenniser leurs emplois en permettant aux entreprises luxembourgeoises, y compris les entreprises industrielles, de faire face à des concurrents internationaux qui bénéficient aujourd’hui de règles du jeu plus favorables. Même constat concernant l’organisation du temps de travail, encore beaucoup plus rigide au Luxembourg que dans bien des pays concurrents.
Les bourrasques que veulent souffler les organisations syndicales le 28 juin ne doivent pas pousser le gouvernement à changer de cap. Car c’est à lui que les citoyens ont confié la responsabilité de garantir notre prospérité collective et de faire progresser notre société. Pour maintenir notre modèle social, le gouvernement doit tout mettre en œuvre pour renforcer l’attractivité et la compétitivité de notre économie, à travers des réformes structurelles courageuses et ambitieuses. Il n’est nullement question d’ouvrir une fracture entre les 42.000 entreprises et les 485.000 salariés qui font fonctionner notre économie quotidiennement. Au contraire, nous devons œuvrer collectivement pour un intérêt commun, en replaçant l’économie au centre de nos attentions. Car comme nous l’a enseigné Keynes, « la difficulté n’est pas de comprendre les idées nouvelles, mais d’échapper aux idées anciennes. »3