Inflation et indexation, ce couple infernal

Inflation et indexation, ce couple infernal

Selon les récentes prévisions des instituts internationaux, l’activité dans les pays avancés devrait à peine augmenter au cours de 2023, puis rebondir à partir de 2024. Principales causes de cette pause dans l’expansion pour l’année en cours : les effets retardés de la flambée des prix de l’énergie, qui ont entamé le pouvoir d’achat des ménages et la rentabilité des entreprises, ainsi que les impacts de la hausse des taux d’intérêt, qui se traduisent par une baisse de la consommation des ménages et de l’investissement.

Dans la situation géopolitique actuelle toujours tendue et imprévisible, le Luxembourg devrait connaître également un tel scénario : un ralentissement de l’activité en 2023, un rebond en 2024, puis une stabilisation du rythme d’expansion aux alentours de 3%, selon le STATEC[1]. Le chômage devrait s’accroître légèrement sur toute la période tandis que l’inflation ne se normaliserait qu’à partir de 2025. En outre, à politique inchangée, les finances publiques seraient marquées par un déficit inédit, estimé à -2,2% du PIB en 2023. En amont de la tripartite du 3 mars prochain, à quelques mois des élections législatives, on peut s’attendre à des mesures politiques ayant un impact important sur les dépenses publiques. Si ces mesures manquaient de sélectivité, leurs effets ne seraient que peu efficients et leurs coûts pour la collectivité et les générations futures seraient très élevés, ajoutant une pression supplémentaire sur les finances de l’Etat.

Parmi les mesures peu ciblées qui sont largement évoquées dans le débat public, il y a l’indexation des barèmes fiscaux. Elle permettrait d’assurer la neutralité du régime fiscal par rapport à l’inflation, la fixité des barèmes induisant actuellement un glissement progressif de l’ensemble de la structure des revenus vers les taux marginaux d’imposition les plus élevés. Mais comme le précisait la fondation IDEA[2] récemment : « Si le principe même de l’indexation des barèmes (et autres seuils fiscaux) paraît donc amplement justifié sur un plan philosophique, son degré d’urgence est en revanche loin de relever de l’évidence. Un simple examen numérique met en effet en exergue un ciblage social défaillant d’une telle mesure, qui va de pair avec un coût budgétaire élevé assez malencontreux dans le présent contexte » et donc  :

« De manière ultime, la question de l’indexation (ou non) des barèmes fiscaux se résume à un arbitrage entre d’une part une mesure favorisant automatiquement certains ménages (par rapport à la situation actuelle de gel des barèmes, en tout cas) et d’autre part la constitution d’une marge de manœuvre budgétaire discrétionnaire pouvant permettre aux autorités de mieux aborder certains problèmes structurels de fond, ou procurant à ces dernières une
« cagnotte » leur permettant de faire face avec célérité et de manière flexible à des crises soudaines (la crise sanitaire et les suites des événements en Ukraine, par exemple…), par exemple pour soutenir les entreprises et les ménages. »

La question de l’indexation des barèmes fiscaux n’est en fait qu’un sujet périphérique. Le sujet central, celui que notre sens des responsabilités devrait nous conduire à poser dans le débat public en cette période de forte inflation, c’est bien l’indexation automatique et intégrale des salaires.

Une forte inflation au moins jusqu’en 2025

Si les prix à la consommation ralentissent depuis octobre 2022 sous l’effet des mesures du deuxième accord tripartite, le STATEC[3] maintient à 3,4% sa prévision d’inflation pour 2023. Il anticipe une tranche indiciaire additionnelle au dernier trimestre 2023. Ce serait la troisième de l’année après celle du 1er février et celle à venir du 1er avril (laquelle constituera un rattrapage de l’indexation initialement prévue en juillet 2022). Le Gouvernement devra, au cours des prochains jours, présenter ses propositions visant à compenser cette troisième tranche, pour tenir indemnes les entreprises, conformément au dernier accord tripartite.

Au total, la hausse de la cote d’application serait ainsi de 5,3% en 2023, ce qui devrait constituer le pic de l’évolution. Hors mesures tripartites, la hausse aurait été de près de 8% en 2023, après +5% en 2022.

Les prix de l’énergie sont toujours les principaux agents de la fièvre inflationniste. La levée du bouclier tarifaire au 1er janvier 2024 pousserait l’inflation à 4,8% en 2024, selon le STATEC. A cette date, si aucun nouveau mécanisme de protection n’est adopté d’ici là, les tarifs du gaz et de l’électricité reflèteraient de nouveau les prix réels d’achat sur les marchés de gros. Cela conduit le STATEC à anticiper d’ores et déjà une indexation supplémentaire au deuxième trimestre 2024. A politique inchangée, il faudrait attendre 2025 pour avoir une hausse des prix proche des moyennes de long terme. Sur la période 2022-2024, le Luxembourg connaîtrait ainsi des hausses de salaires nominaux supérieures à celles de ses partenaires commerciaux, ce qui impacterait sévèrement la compétitivité de nos entreprises.

Un système qui présente de grandes faiblesses

Compte tenu de l’impact négatif du système d’indexation sur une grande majorité des entreprises du pays dans un contexte de forte inflation, il semble important de rappeler les problèmes fondamentaux inhérents au système.

Tout d’abord, Le système d’indexation, tel qu’il existe aujourd’hui, est particulièrement coûteux pour les entreprises. Selon les calculs du STATEC, sur la base de la masse salariale 2022, chaque tranche d’indexation coûterait 965 millions euros aux employeurs publics et privés. Sur ces 965 millions, environ 200 millions seraient payés par l’État et les communes, 175 millions par le secteur financier et le reste (590 millions) par les autres branches. La perte de compétitivité qui en découle est importante, notamment dans les secteurs à forte intensité de main-d’œuvre, confrontés à une concurrence étrangère.

Dans un environnement très concurrentiel, pour ne pas perdre leurs parts de marché, les entreprises luxembourgeoises sont souvent contraintes de réduire leurs marges et donc leur rentabilité, déjà fortement mise à mal au cours des derniers mois. Selon le rapport annuel de l’Observatoire de la compétitivité[4], le Luxembourg se classe au dernier rang européen concernant la rentabilité des sociétés non-financières. Il s’agit là d’un obstacle réel à la concrétisation de nos objectifs nationaux en matière de diversification économique.

Pour ne pas rogner leur marge et ainsi préserver leur rentabilité, certaines entreprises non exposées à la concurrence internationale répercutent ces indexations sur leurs prix. C’est l’effet pervers du système actuellement en vigueur : par un phénomène d’auto-allumage, à chaque déclenchement d’une tranche indiciaire, les hausses de prix des produits et services sur le marché domestique en résultant nourrissent à leur tour l’inflation. La spirale prix-salaire devient alors très difficile à enrayer. Dans sa dernière étude économique sur le pays, l’OCDE[5] met d’ailleurs en garde le gouvernement : « La période de forte inflation a mis en exergue les risques inhérents au système d’indexation automatique des salaires. L’indexation des salaires est susceptible de créer une spirale salaires-prix, en particulier dans le contexte actuel d’inflation élevée et de marché du travail tendus. »

L’indexation des salaires telle qu’elle est pratiquée au Luxembourg est un système très peu utilisé ailleurs en Europe. Seuls Malte et la Belgique disposent d’un système proche. Mais l’indexation belge ne concerne pas tous les salariés : elle est modulée en fonction des secteurs d’activité. Par ailleurs, certains produits de consommation, comme le tabac ou les carburants sont exclus de l’indice des prix à la consommation. D’autres pays, comme la France, ont préféré mettre en place une indexation automatique du salaire minimum, afin de protéger en priorité les salariés les plus modestes.

Au Luxembourg, les défenseurs de l’index saluent son universalité. Le système est peut-être universel, mais il n’a rien d’égalitaire. Il contribue à exacerber les écarts salariaux. Ainsi, pour chaque déclenchement d’une tranche indiciaire, un salarié qui gagne 3.000 euros par mois va avoir un gain sur 12 mois de 900 euros., quand celui qui touche un salaire de 10.000 euros va gagner 3.000 euros de plus chaque année. Plutôt qu’une indexation générale des salaires, la mise en place de mesures ciblées pour faire face aux chocs est donc préférable. En 2022, le déploiement d’un crédit d’impôt énergie avait d’ailleurs constitué une réponse politique bien plus juste et efficace pour aider les ménages à faire face à la flambée des prix de l’énergie, comme l’avait démontré la fondation IDEA[6].

Enfin, l’index, tel qu’il fonctionne actuellement, n’est plus adapté aux enjeux de notre société. La transition énergétique et environnementale dans laquelle nous sommes engagés ne pourra aboutir sans une modification profonde de nos modes de consommation. Ainsi, à l’échelle nationale ou européenne, des politiques publiques sont menées pour inciter les citoyens à réduire leur consommation d’énergies fossiles. Or, au Luxembourg, chaque augmentation du prix du carburant, du mazout ou du gaz est un des éléments constitutifs du déclenchement de l’indexation salariale. L’indexation apparait donc comme une mesure contre-incitative. Il en est de même pour les produits contraires aux objectifs de santé publique, comme le tabac. Les consommateurs de ces produits ne sont nullement incités à changer leur comportement, puisque chaque augmentation de prix contribue à déclencher une augmentation de pouvoir d’achat.

En cette période de forte inflation, afin de limiter les grandes difficultés causées par chaque déclenchement de tranche indiciaire, le système d’indexation salariale doit donc être réformé, et voici comment la Chambre de Commerce propose de le faire, en se basant tant sur ses positions historiques que sur un nouvel élément quant à la dégressivité, introduit dans le cadre des 30 mesures-phares formulées en amont des élections législatives 2023[7].

La Chambre de Commerce propose une évolution du système d’indexation des salaires selon les trois piliers du développement durable qui sont cumulatifs. 

1er pilier : Pilier économique

Une seule indexation maximum par an. C’est le pilier le plus important en cette période de forte inflation pour la prévisibilité. Il sécuriserait grandement les entreprises en leur donnant de la visibilité sur l’évolution du coût du travail.

2e pilier : Pilier social

Une indexation intégrale jusque 1,5 fois le revenu mensuel médian, ensuite une indexation plafonnée applicable jusqu’à 4 fois le revenu médian, et finalement une indexation dégressive à partir de ce seuil (et absence d’indexation dès 5 fois le revenu médian). Cette mesure vise à conférer un caractère social et sélectif au modèle actuellement en vigueur et à réduire les écarts salariaux en résultant.  

Ainsi :

  • Tous les salariés qui touchent jusqu’à 1,5 fois le revenu médian (5.310 euros bruts/mois) verraient leurs salaires indexés de 2,5% comme actuellement. Le pouvoir d’achat des ménages les plus modestes serait ainsi préservé.
  • Tous les salariés qui touchent entre 1,5 fois le revenu médian (5.310 euros) et 4 fois le revenu médian (14.140 euros) verraient leurs salaires mensuels augmenter d’un montant forfaitaire de 133 euros, correspondant à une augmentation de 2,5 % pour 1,5 fois le revenu médian. Ces salariés verraient ainsi leurs salaires progresser, sans que cette augmentation ne pèse trop lourdement sur les charges de leurs entreprises.
  • Tous les salariés qui touchent entre 4 fois (14.140 euros) et 5 fois le revenu médian (17.700 euros) toucheraient une augmentation dégressive allant de 133 euros à 0 euros. Cela permettrait de réduire les écarts salariaux.
  • Il n’y aurait aucune indexation pour les salariés qui touchent plus de 5 fois le revenu médian (17.700 euros). Les entreprises seraient ainsi protégées des indexations automatiques les plus coûteuses : pour un salarié touchant 5 fois le salaire médian (17.700 euros), chaque tranche d’indexation coûte actuellement 5.310 euros sur 12 mois à l’entreprise.

3e pilier : Pilier environnemental

Une indexation basée sur un panier durable. Il s’agit d’adapter le système d’indexation aux enjeux planétaires et à la nécessaire évolution des modes de consommation. Comment inciter les consommateurs à réduire leur consommation d’énergies fossiles si la moindre augmentation du prix de ces énergies est compensée par une augmentation salariale ? Même chose pour le tabac, l’alcool… 

L’indexation salariale a longtemps été considérée comme une « vache sacrée » dans notre pays. Il faut un certain courage pour s’y attaquer. Mais le moment que nous traversons nous y oblige. Alors que l’inflation galope, alors que nos entreprises sont plus concurrencées que jamais sur les marchés internationaux, alors que nous allons devoir repenser nos modèles productifs pour faire face aux enjeux environnementaux, nous ne pouvons rester prisonniers d’un système aussi rigide. La compétitivité, et donc la prospérité à long terme de notre pays, dépendent désormais de notre capacité à réinterroger la pertinence du mécanisme.


[1] Statec, Projections à moyen terme 2023-2027, https://statistiques.public.lu/dam-assets/actualite/2023/stn12-projections-moyen-terme/stn-12-projections-moyen-terme.pdf

[2] Décryptage N°27 : Mettre fin à la « Kal Progressioun », une réelle urgence, Idea, https://www.fondation-idea.lu/2023/02/23/decryptage-n27-mettre-fin-a-la-kal-progressioun-une-reelle-urgence/

[3] STATEC, Projections à moyen terme 2023-2027, https://statistiques.public.lu/dam-assets/actualite/2023/stn12-projections-moyen-terme/stn-12-projections-moyen-terme.pdf

[4] Le système d’indicateurs national, édition 2022, observatoire de la compétitivité, https://gouvernement.lu/dam-assets/documents/actualites/2022/12-decembre/19-systeme-indicateurs-national/perspectives-de-politique-economique-n38-le-systeme-dindicateurs-national-edition-2022.pdf

[5] OCDE, novembre 2022

[6] IDEA, Décryptage N° 23 : Inflation énergétique, quel impact sur le budget des ménages en 2022 ?, 2022

[7] Elections 2023 – Quel avenir pour les entreprises ? Les 30 propositions phares. https://www.cc.lu/fileadmin/user_upload/Elections_2023_-_30_Propositions_phares.pdf

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