Ce 8 octobre, en présentant le projet de budget 2026 devant les députés, le ministre des Finances a multiplié les références au modèle social luxembourgeois, au vivre ensemble, aux politiques de solidarité… Il souligne à juste titre que croissance et cohésion sociale vont de pair.
Mais si la cohésion sociale est un objectif extrêmement noble, elle ne se décrète pas par un budget. Elle se construit, pierre après pierre, sur les fondations d’une économie solide, compétitive et créatrice de valeur. Le budget n’est alors qu’un levier pour y parvenir — un levier qui, pour agir, a besoin de la force motrice qu’est la croissance.
Et c’est bien là que le bât blesse.
Un pays en panne de croissance
Au moment du vote du budget 2025, on anticipait encore une croissance de 2,7% pour 2025. On sait désormais qu’elle ne dépassera pas 1% cette année et 2% l’année prochaine. Ceci après la récession de 2023 et la médiocre progression du PIB de 0,4% enregistrée en 2024. Des résultats très éloignés de la moyenne des vingt dernières années, qui s’établit à +2,9%. La légère reprise anticipée pour 2026 est par ailleurs extrêmement incertaine et fragile. D’abord parce que le contexte géopolitique et financier est porteur de risques et d’une volatilité élevée. Ensuite parce que les indicateurs nationaux ne sont pas bons. Confiance, activité, rentabilité : les agents économiques se montrent toujours méfiants. Quant à l’emploi, il progresse faiblement, mais il est porté essentiellement par le secteur public.
Ce budget 2026 porte évidemment les traces de cette panne de croissance. À première vue, il coche les bonnes cases. Le déficit public serait limité à –0,4% du PIB, soit 408 millions d’euros (en amélioration de 298 millions d’euros), avec une dette publique maîtrisée à 27% du PIB.
Sur le papier donc, tout va bien. Mais derrière ces équilibres rassurants, la dynamique est préoccupante. Car l’an dernier, alors qu’il anticipait une croissance supérieure, le Gouvernement avait tracé une trajectoire budgétaire vertueuse, qui aboutissait à une inversion de l’effet-ciseau, avec des recettes qui augmentent plus vite que les dépenses, et à une réduction progressive du déficit public. La nouvelle trajectoire est beaucoup moins rassurante. Certes, l’augmentation des recettes devrait être plus forte que l’augmentation des dépenses en 2026 pour les administrations publiques, mais l’effet ciseau sera à nouveau négatif dès 2027, pour aboutir en fin de programmation pluriannuelle, en 2029, à un déficit public supérieur à 1% du PIB. Si les conditions économiques devaient se dégrader légèrement (une croissance annuelle d’un demi-point inférieure à la prévision), le déficit pourrait même plonger à -2,6% et la dette atteindre 30,5% du PIB.
Deux points de vigilance
Cette situation budgétaire nécessite une vigilance particulière à deux égards.
Premier point : il faut intégrer le fait que nos recettes sont en grande partie volatiles et dépendantes des facteurs externes. Cela donne parfois de bonnes surprises, comme ce fut le cas en 2024, avec une progression de 24% du produit de l’impôt sur le revenu des collectivités (liée, apprend-on dans la documentation budgétaire, à l’imposition d’un contribuable ayant réalisé des bénéfices exceptionnellement élevés en 2022. La progression des recettes par rapport au montant budgété a même été de 29,4% des recettes au niveau de l’impôt retenu sur les revenus des capitaux que l’on doit à un seul contribuable qui a représenté à lui seul 30% du total de la recette. Citons aussi les accises sur le tabac (en forte progression) ou sur le carburant (qui, elles, ont entamé leur chute), destinées à diminuer dans un avenir plus ou moins proche.
Le deuxième point devrait nous préoccuper encore davantage. Il concerne l’évolution de nos dépenses publiques. Selon le budget présenté, les dépenses publiques atteindront 48,3% du PIB en 2026. Du jamais vu, même en 2020, année où l’Etat a largement soutenu l’activité économique face au Covid. En 2000, elles ne représentaient que 38% du PIB, en 2010, 42%, en 2019, 43%. En un quart de siècle, l’État s’est invité dans notre économie à hauteur de 10 points de PIB supplémentaires !
L’inquiétante rigidité des dépenses
Le Luxembourg n’est pas surendetté, mais il est englué dans la rigidité budgétaire. Près de la moitié des dépenses sont aujourd’hui incompressibles : rémunérations, transferts sociaux, pensions, subventions. Rien qu’en rémunération des salariés des administrations publiques, 11 milliards d’euros seront engagés en 2026. Cela représente 11,6% du PIB, alors que ce poste budgétaire était encore contenu à 9,2% du PIB en 2016, dix ans avant. Pendant que la croissance réelle plafonne à peine au-dessus de zéro, la masse salariale publique, elle, grimpe à plein régime. Rien que pour la fonction publique d’Etat, le nombre d’équivalent temps-plein est passé de 24.289 en 2016 à 34.445 en 2024, soit une progression de 42%. Dans le même temps, la population n’a augmenté que de 18,3% et le nombre d’emplois de 25,10%. Pour 2026, le budget fixe un numerus clausus à 1.599,75 équivalents temps plein, alors qu’il était contenu à 1.350 postes pour 2025. Et permettez-moi, ici, de ne pas m’attarder sur l’accord salarial conclu il y a quelques mois dans la fonction publique, qui alourdit encore ce coût, dans un contexte où l’emploi public représente déjà la principale concurrence du secteur privé en termes de recrutement.
Soyons clairs : le problème n’est pas de dépenser, c’est de dépenser mieux, dans un contexte de très faible croissance. Nous avons encore le train de vie d’un pays qui affiche une croissance de 3%, alors que cette croissance est en pause. Dans notre modèle, l’État grossit désormais beaucoup plus vite que l’économie qu’il administre. Avant que la situation budgétaire ne devienne problématique, le Luxembourg doit impérativement se poser la question que beaucoup d’économies matures se posent déjà : voulons-nous un État qui fait tout, ou un État qui fait mieux ?
Des priorités annoncées, mais peu d’arbitrages visibles
Dans ce budget, le Gouvernement affiche des priorités légitimes : défense, logement, transition écologique, lutte contre la pauvreté…. Personne ne conteste leur importance. Mais pour être crédible, tout budget repose sur des choix. Lors de sa déclaration sur l’état de la Nation, le premier ministre avait soulignéque l’augmentation de l’effort de défense (+494 millions d’euros entre 2025 et 2026) serait financée en partie par une « redéfinition des priorités en matière de dépenses ». Or, dans le budget, ces redéfinitions sont quasiment absentes. On dépense plus, on investit plus (et c’est une excellente nouvelle), mais on n’identifie pas des économies ou des poches d’inefficience.
Résultat : chaque nouvelle ambition – aussi légitime et pertinente qu’elle soit – devient un poids supplémentaire sur une balance qui s’équilibre difficilement. Parviendrons-nous encore, dans un avenir très proche, à ajouter deux poids importants qui ont fait l’objet d’annonces politiques mais qui ne sont, étonnement, pas encore inscrites dans la programmation pluriannuelle. Je pense ici à l’augmentation de notre effort de défense à 3,5% du RNB d’ici 2035 (le budget prévoit un effort contenu à 2% du RNB jusqu’en 2029) et au projet d’individualisation de l’impôt, dont le coût est estimé entre 800 et 900 millions d’euros par an.
Si nous appelons depuis des années les gouvernements successifs à mieux maîtriser la dépense publique, c’est parce que nous avons la conviction que dans ce monde en crise, dans cette Europe où les gouvernements sont fragiles, la solidité budgétaire du Luxembourg demeure son principal avantage compétitif. Or, notre triple A n’est pas un acquis éternel. Il l’est d’autant moins que le coût du vieillissement de la population pèsera lourdement sur nos finances publiques, comme je l’ai détaillé dans un précédent billet sur ce blog.
Transformer le pays
Mais il serait toutefois fort injuste d’affirmer que ce budget, très volontariste en matière d’investissement, ne projette pas notre pays dans l’avenir. En bien des points, il traduit la volonté du Gouvernement de poursuivre la modernisation et la transformation du pays, en s’appuyant notamment sur la créativité et la capacité d’innovation des entreprises.
Quelques chiffres pour s’en convaincre : 2 milliards d’euros investis sur 4 ans pour le logement abordable, 1,3 milliard pour la digitalisation, un investissement supplémentaire de 100 millions en 2026 dans le fonds spécial pour la promotion de la recherche, un emprunt obligataire pour financer l’effort de défense à hauteur de 150 millions sur 3 ans avec un avantage fiscal.
En insistant sur la nécessité d’un cadre fiscal stable, d’une Place financière forte, en confirmant la poursuite des investissements stratégiques dans la transition énergétique, la recherche ou les infrastructures, en réaffirmant la volonté de simplifier l’environnement réglementaire et de répondre à la crise du logement, le Gouvernement trace une voie : celle d’un État investisseur, tourné vers la modernisation. Mais ce budget révèle aussi un risque, celui d’un État qui s’étend plus vite qu’il ne se réforme, et qui confond action et expansion.
L’enjeu, désormais, n’est pas de dépenser plus, mais de dépenser mieux. Le Luxembourg doit retrouver la discipline qui a toujours fait sa force : une gestion rigoureuse au service d’une économie ouverte. Car on ne peut partager que la richesse que l’on a préalablement créée.