« Le retournement démographique à l’œuvre n’est pas encore considéré à sa juste valeur dans la catégorie des grandes révolutions actuelles », nous a alerté l’économiste Maxime Sbaihi, à l’occasion de la première édition du forum économique de rentrée de la Chambre de Commerce, baptisé « It’s the economy, stupid ! », le 16 septembre dernier[1]. Et il dit vrai : comme le changement climatique ou la révolution digitale, le vieillissement des sociétés est une mégatendance mondiale irréversible. Mais si elle est souvent ignorée ou déconsidérée, c’est parce qu’elle agit comme une marée montante : on la voit progresser sans trop s’inquiéter, jusqu’au jour où l’on découvre que l’on a déjà les pieds dans l’eau.
Aujourd’hui, alors que l’Europe ou le Japon ont déjà de l’eau jusqu’au cou, on semble stupéfait de découvrir que la ressource humaine n’est pas infinie sur notre planète. Il faut dire que le retournement démographique a été plus rapide qu’attendu. La population mondiale a doublé en cinquante ans, passant de 4 milliards d’individus en 1975 à 8 milliards aujourd’hui. Une croissance tellement rapide qu’il y a quelques années encore, certains écologistes radicaux appelaient à faire moins d’enfants pour limiter l’impact environnemental de l’être humain sur la planète. En réalité, avant même ces appels, le mouvement de dénatalité était déjà irrémédiablement engagé.
Il s’explique d’une part par le développement économique dans les pays du Sud, qui contribue à l’émancipation des femmes de certaines contraintes (le taux de fécondité en Afrique subsaharienne est passé de 6,8 enfants par femme en 1975 à 4,3 en 2023[2]), et d’autre part par des causes sociétales multifactorielles dans les pays industrialisés (logement, choix professionnels, coût de la vie…). Ainsi, selon les différentes projections démographiques, la population mondiale atteindra un maximum d’environ 10,3 milliards d’habitants vers 2085[3] avant d’entamer une décroissance progressive. Selon certains scénarios, ce pic de population pourrait même intervenir plus tôt.
Après le pic pétrolier, nos économies vont donc devoir affronter le pic de l’humanité. Ce mouvement porte deux caractéristiques majeures : il présente des intensités très différentes d’un continent à l’autre, et il est partout précédé d’un vieillissement rapide.
Le Japon au bord du gouffre démographique
Le Japon incarne déjà l’exemple extrême. Avec un taux de fécondité de seulement 1,3 enfant par femme[4] et un âge médian supérieur à 49 ans, le pays connaît un vieillissement accéléré. Sa population, qui culminait à 128 millions d’habitants en 2010, est retombée à 123 millions en 2024 et pourrait descendre sous les 100 millions avant 2060[5]. Les campagnes natalistes les plus imaginatives – et parfois loufoques – se sont succédé. La ville de Tokyo a même envisagé de réduire le temps de travail à quatre jours par semaine, dans l’espoir qu’un week-end prolongé suffirait à relancer les naissances. Rien n’y fait : la pyramide des âges s’inverse inexorablement, les robots peuplent les maisons de soins et la société japonaise vit déjà dans ce futur que le reste du monde redoute : il y a 50 personnes de plus de 65 ans pour 100 individus âgés de 15 à 64 ans.
L’Europe : le vieux continent qui rétrécit
L’Europe, quant à elle, vit une lente hémorragie. Dans les années 1970, elle se rêvait prospère, portée par le baby-boom. En 2025, elle se découvre en plein « baby-bust », pour reprendre l’expression de Maxime Sbaihi. Tandis que les maisons de retraite débordent, les maternités se vident. L’Italie est en première ligne : avec un taux de fécondité autour de 1,2 enfant par femme, sa population pourrait dramatiquement chuter de 60 millions aujourd’hui à 35 millions en 2100[6]. L’Allemagne, malgré ses efforts pour attirer l’immigration, est passée sous le seuil des 83 millions d’habitants et pourrait perdre, selon le scénario médian de l’ONU, 13 millions de personnes d’ici la fin du siècle. La France, longtemps saluée pour son dynamisme démographique, est rentrée dans le rang : la fécondité a reculé à 1,62 enfant par femme en 2024, loin des 2,1 nécessaires au renouvellement des générations.
Les conséquences sont déjà visibles : en 2024, l’Union européenne comptait 9 millions de personnes en âge de travailler[7] de moins qu’en 2010. Selon les projections médianes de l’ONU, l’ensemble du continent européen pourrait perdre 150 millions d’actifs d’ici la fin du siècle. Sans immigration, cette perte serait même de 241 millions de travailleurs. Imaginez le bouleversement économique qui nous attend. Le vieillissement est déjà très rapide. Depuis 2010, le nombre de personnes âgées de plus de 60 ans a déjà dépassé le nombre de jeunes de moins de 20 ans. Or, un continent vieillissant, c’est moins d’innovation, moins d’investissement et moins de dynamisme économique.
Le paradoxe luxembourgeois
Au milieu de ce sombre tableau, le Luxembourg ferait presque figure d’exception. Les chiffres bruts semblent rassurants : une population en croissance, un âge médian de 39,7 ans qui reste l’un des plus bas d’Europe, et un solde migratoire positif. Le pays compte 682 000 habitants, et les projections annoncent plus de 870 000 habitants à l’horizon 2050[8]. C’est là qu’apparaît ce que j’appellerais « le paradoxe luxembourgeois » : alors que notre pays présente aujourd’hui une dynamique démographique nettement moins défavorable que la plupart des autres pays européens, il est celui pour lequel le vieillissement de la population sera le plus coûteux. En effet, selon les projections du 2024 Ageing report[9], sous l’effet de la transition démographique et sans réforme, le coût des pensions devrait passer de 9,2% du PIB en 2022 à 17,5% en 2070, ce qui constituerait le ratio le plus élevé de toute l’Union européenne à cette échéance (devant l’Espagne pour laquelle le coût est évalué à 16,7% du PIB en 2070). Si l’on y ajoute les dépenses liées à la santé, à la dépendance et que l’on retire les économies réalisées dans l’éducation en raison de la diminution du nombre d’élèves, la transition démographique alourdirait la facture des dépenses sociales de 10,7 points de PIB supplémentaires au Luxembourg, alors qu’en moyenne, l’augmentation serait de 1,2 point dans l’Union européenne. En cause, notamment, un système de pensions très généreux et des départs à la retraite très précoces.
Cette facture pourrait même s’alourdir encore davantage si la dynamique démographique luxembourgeoise ralentissait, une tendance déjà bien entamée. Celle-ci n’est que faiblement liée au solde naturel, la fécondité nationale, autour de 1,25 enfant par femme, étant très loin du seuil de renouvellement des générations (2,1 enfants par femme). La vérité, c’est que sans immigration, le pays connaîtrait déjà une stagnation démographique. Chaque année, ce sont entre 15.000 et 25.000 nouveaux résidents qui viennent renforcer les effectifs (pour environ 15.000 départs, soit un solde migratoire annuel situé entre 7.600 et 14.200 ces dix dernières années[10]). Il faut évidemment ajouter les 220.000 frontaliers qui viennent quotidiennement des régions voisines pour travailler. Autrement dit, le Luxembourg ne se renouvelle pas par lui-même : il s’alimente de sa capacité à attirer.
Historiquement, la réussite luxembourgeoise s’est construite sur un subtil équilibre. L’essor du travail frontalier a été rendu possible par la forte disponibilité de la main-d’œuvre dans des régions voisines fragilisées par la crise industrielle. Les vagues migratoires italiennes et portugaises, elles, ont trouvé leur place dans une société où l’intégration a souvent pris la forme d’un respect mutuel, plus que d’une assimilation. Ce modèle fonctionnait tant que chacun pouvait bénéficier de la redistribution alimentée par une croissance vigoureuse. Mais aujourd’hui, les fondations de notre édifice vacillent. La croissance économique est en panne, le coût du logement est devenu dissuasif pour les talents étrangers, le manque de logements constitue une menace croissante pour notre cohésion sociale et les infrastructures de transport saturent, malgré les énormes investissements consentis ces dernières années. Et demain, ce sont les soignants venus de la Grande Région, déjà indispensables pour répondre aux besoins d’une population vieillissante, qui risquent de manquer à leur tour, car leurs propres pays sont déjà confrontés à une pénurie.
L’heure des choix
La transition démographique place le Luxembourg face à une vérité simple mais brutale : il n’existe pas de remède miracle. Trois voies sont théoriquement possibles : relancer la natalité, parier sur l’immigration ou miser sur la robotisation. La première semble illusoire. Le Luxembourg consacre déjà 3,2% de son PIB[11] aux prestations familiales, contre 2,3% en moyenne pour les pays de l’OCDE. Ce soutien a permis à nombre de familles de concilier vie professionnelle et vie privée, mais sans parvenir à inverser la tendance de fond de la dénatalité. La seconde est nécessaire, mais fragile : elle exige des politiques d’intégration ambitieuses et une acceptation sociale qui s’effrite déjà en Europe. La troisième – l’automatisation et la digitalisation – est indispensable pour soutenir la productivité, mais elle restera impuissante à répondre aux besoins les plus humains, comme l’accompagnement des personnes âgées nécessitant des soins.
Pour le Luxembourg, la réponse passera nécessairement par un dosage subtil entre ces trois leviers. Mais il faudra donner la priorité à ce qui conditionne tout le reste : renforcer l’attractivité et améliorer la productivité. Cela suppose notamment d’investir massivement dans les infrastructures de logement et de transport, de simplifier un cadre administratif qui freine encore trop les initiatives privées et d’actionner de nouveaux leviers pour stimuler l’investissement privé. Quels que soient les résultats des politiques qui seront mises en place en ce sens, il faudra surtout s’adapter à cette nouvelle réalité démographique en réformant nos mécanismes de solidarité intergénérationnels : pensions, santé et dépendance. Ils ne sont tout simplement pas conçus pour s’équilibrer dans une économie où le nombre d’actifs stagne tandis que le nombre de bénéficiaires explose. Il n’y aura pas de seconde chance : soit nous réformons à temps, soit nous regardons nos solidarités se dissoudre comme un château de sable emporté par la marée démographique.
[1] Son discours est disponible en vidéo ici : https://www.youtube.com/watch?v=ER0p1mvPP2I
[2] Source : Banque mondiale
[3] Source : 2024 Revision of World Population Prospects, ONU.
[4] Source : Banque mondiale
[5] Source : 2024 Revision of World Population Prospects, ONU.
[6] Source : 2024 Revision of World Population Prospects, ONU.
[7] 15-64 ans
[8] Projection Europop2023
[10] Source : STATEC
[11] Source : OCDE, 2021