Pour une évaluation plus systématique des dépenses publiques

Au moment où la Chambre de Députés s’apprête à adopter le budget 2019 (et le budget pluriannuel 2019-2022), la question des dépenses publiques se pose avec une acuité particulière. Ce sujet est souvent évoqué, certains se plaignant de dépenses insuffisantes pour satisfaire les besoins de la population, d’autres à l’inverse d’une véritable gabegie publique au Luxembourg, qu’il importerait de corriger aussi rapidement que possible. Qu’en est-il en réalité ? Le présent blog fait le point de manière dépassionnée, en examinant le niveau des dépenses publiques par tête en comparaison internationale, puis l’évolution des dépenses dans le temps, depuis 2000 (le passé) et jusqu’en 2022 (le futur tel qu’il est escompté par le projet de budget 2019).

Précisons d’emblée que nos finances publiques sont saines à première vue, comme l’indiquent d’ailleurs des données publiées par Eurostat ce mardi 23 avril plaçant le Luxembourg en 1ère position au sein de l’Union européenne en termes de soldes publics (surplus  global de 2,4% du PIB) et au 2ème rang du plus faible ratio de dette publique (après l’Estonie). Nos finances publiques demeurent cependant intrinsèquement vulnérables, ce qui nous impose la mise en œuvre d’une gouvernance optimisée des finances publiques. Cette dernière doit tenir compte à la fois des impératifs d’une économie dynamique et exposée aux aléas conjoncturels internationaux, ainsi que de la nécessité d’assurer la cohésion sociale au sein d’une population en croissance soutenue.

Dépenses publiques : le Luxembourg « champion toutes catégories »

Une première approche pour évaluer, contenir et suivre plus strictement et plus systématiquement les dépenses publiques consiste à considérer les dépenses de l’ensemble des Administrations publiques – soit, pour le Luxembourg, l’Administration centrale, la sécurité sociale et les communes. Une approche plus restreinte, centrée sur les seules Administrations centrales, n’est pas possible car le degré de centralisation des activités publiques diffère profondément d’un pays à l’autre. Cette comparaison des dépenses publiques est cependant effectuée de manière désagrégée, en ventilant ces dernières sur la base des fonctions dites COFOG[1], soit une classification standardisée à l’échelle européenne. Pour le Luxembourg, les dépenses de sécurité sociale ont été apurées des prestations sociales octroyées à des non-résidents, afin de ne pas biaiser à la hausse les ratios grand-ducaux.

Le graphique 1 pourrait se passer de commentaires. Avec 34.700 euros par habitant en 2016, les Administrations publiques luxembourgeoises écrasent littéralement leurs équivalents étrangers avec plus du double des niveaux de l’Allemagne et de la zone euro, les proportions étant à peine inférieures vis-à-vis de la Belgique et de la France. Cette situation concerne pratiquement l’ensemble des fonctions examinées, sauf ces fonctions régaliennes que sont la défense et l’ « ordre et sécurité ».

Ainsi, le Luxembourg dépense par tête et pour la protection sociale et la santé 17.200 euros par an, soit la moitié des dépenses publiques totales, alors que la zone euro se contente de 8.600 euros et les pays voisins de 10.000 euros par personne environ. Même chose pour l’enseignement, avec 4.400 euros par résident au Luxembourg, contre 1.500 dans la zone euro et une moyenne de 1.900 euros dans les trois nations limitrophes. Notre pays est pourtant loin d’afficher des scores « PISA » mirobolants, bien au contraire. Toutefois,  le multilinguisme et d’autres facteurs sociologiques peuvent expliquer, du moins partiellement, ce « grand écart » entre les dépenses et les résultats dans l’enseignement.

Graphique 1: Dépenses des Administrations publiques par fonction (euros par an et par habitant)

Source : Eurostat, STATEC et calculs de la Chambre de Commerce.

Autre information cruciale, qui n’apparaît pas au graphique (qui se limite aux fonctions) : les dépenses par habitant consacrées au poste « rémunération des agents publics » se montaient en 2016 à 7.930 euros au Grand-Duché, contre 3.200 dans la zone euro et 2.900 euros en Allemagne, 4.200 euros en France et 4.700 euros en Belgique.

Evolution depuis 2000 des dépenses publiques : hausse soutenue dépassant la croissance économique

Le Luxembourg se caractérise-t-il au moins par une bonne maîtrise des dépenses sur une longue période, disons depuis 2000 ? Notre graphique 2 met en tout cas en exergue une progression soutenue des dépenses publiques – pouvant certes s’expliquer en partie par une démographie particulièrement dynamique et par la nécessité d’assurer la mobilité d’un nombre élevé de travailleurs frontaliers. Ainsi, de 2000 à 2018, les dépenses nominales totales (donc exprimées en montants absolus) ont pratiquement triplé depuis 2000, ce qui équivaut à une hausse annuelle moyenne de quelque 6,1%.

Les dépenses de défense ont connu la plus vive augmentation, mais elles partaient d’un niveau assez réduit en 2000. L’accroissement des dépenses de protection sociale et de santé, de loin le poste le plus important en termes de montants, est plus porteur de signification. Or, ce poste a été multiplié par trois depuis 2000 (+6,5% par an en moyenne). La progression a été pratiquement aussi soutenue dans l’enseignement ou en ce qui concerne les affaires économiques[2] ou les services généraux[3]. Les rémunérations des agents publics (pour l’ensemble des activités représentées en bleu au graphique) ont également triplé, à peu de chose près, de 2000 à 2018.

Graphique 2 : Dépenses publiques en 2018 par rapport à 2000 (Indices 2000=100)

Source : STATEC et calculs de la Chambre de Commerce.

Comment se compare la hausse annuelle moyenne de 6,1% des dépenses totales par rapport aux trois pays voisins? Pour les seules dépenses courantes et même après avoir extrait la croissance de la population (nettement plus rapide au Luxembourg), la hausse précitée revient à 4,2% par an au Luxembourg (jusqu’en 2017, année pour laquelle nous disposons de données comparables chez nos voisins).

Elle se compare à +2,6% par an en moyenne en ce qui concerne les trois nations limitrophes. Si nos dépenses courantes par tête avaient, sur cette période 2000-2017, évolué au même rythme que chez nos voisins, les dépenses courantes totales se monteraient actuellement à environ 5,5 milliards d’euros de moins. Soit de quoi doubler nos investissements publics… .

Décélération prévue dans le projet de budget 2019 des dépenses publiques d’ici 2022 : une ambition affichée qui reste à réaliser dans les faits

Peut-on au moins s’attendre à une décélération dans les années à venir ? Oui selon le projet de budget 2019. Ainsi, les dépenses courantes des Administrations publiques progresseraient en moyenne de 4,6% de 2018 à 2022 (dernière année considérée dans le projet de budget pluriannuel, cf. graphique 3). Une décélération louable – même si le taux demeure élevé dans l’absolu. Il reste cependant à mettre en œuvre un tel ralentissement.

A défaut et si les dépenses en question continuent à progresser à leur « rythme de croisière » de 6,1% l’an jusqu’en 2022, les résultats budgétaires se détérioreraient à concurrence de quelque 1,5 milliard d’euros par rapport à la programmation budgétaire pluriannuelle déposée à la Chambre des Députés. En conséquence, en 2022 les Administrations publiques dans leur ensemble enregistreraient un léger déficit, en lieu et place du surplus de 2% du PIB prévu dans cette même programmation.

Les documents budgétaires prévoient par ailleurs une augmentation moyenne toujours soutenue de cette dépense incompressible par excellence que constitue la rémunération du personnel de l’Etat. Ce poste connaîtrait en effet de 2018 à 2022 une hausse moyenne de 5,3% par an.

Graphique 3 : Taux de croissance des principaux postes budgétaires des Administrations publiques de 2018 à 2022 selon le projet de budget 2019 (en %)

Source : Projet de loi de programmation budgétaire pluriannuelle 2018-2022.

Tableau 1 : Montants et taux de croissance moyen de 2019 à 2022 des principales dépenses courantes de l’Administration centrale (classification fonctionnelle ; en millions EUR et en %)

Source : Projet de loi de programmation budgétaire pluriannuelle 2018-2022.
Note : l’évolution des dépenses fonctionnelles est observée de 2019 (et non 2018 comme au graphique 3) à 2022, afin de neutraliser tout biais inhérent à l’adoption, à partir de 2019, d’une nouvelle présentation comptable des dépenses (visant à assurer un rapprochement partiel entre le SEC2010 et la présentation budgétaire traditionnelle luxembourgeoise).

Le tableau 1, centré sur le seul Etat, reprend quant à lui la progression moyenne des dépenses des différentes catégories fonctionnelles de 2019 à 2022 selon le projet de budget pluriannuel. On notera notamment – même si la prudence s’impose dans l’interprétation de ces données en raison de règles comptables fluctuantes au cours de la période examinée – une progression modérée des dépenses d’éducation, alors qu’à l’inverse l’enseignement supérieur, le travail et surtout l’Intérieur connaîtraient d’ici 2022 une progression annuelle moyenne excédant 5% (près de 8% pour l’Intérieur[4]).

Que convient-il de faire dans un tel contexte? Optimiser la gouvernance des finances publiques en lançant notamment une analyse coût-bénéfice systématique des dépenses publiques, afin de bien appréhender l’origine du haut niveau et de l’augmentation tendanciellement très soutenue des dépenses publiques dans notre pays. Une telle situation peut sans doute s’expliquer en partie par certaines raisons objectives, comme le dynamisme économique et démographique ou par d’autres facteurs « invisibles à l’œil nu », mais autant en avoir le cœur net en procédant à une analyse poste par poste (voire même article par article …) dont le présent blog n’est qu’une ébauche. Il conviendrait ensuite de mesurer les performances des dépenses au moyen d’indicateurs sophistiqués et d’outils d’analyse des coûts et bénéfices, et d’agir au plus vite sur la base de ce diagnostic détaillé, afin de rendre nos finances publiques moins rigides, plus soutenables et plus adaptables aux aléas conjoncturels.

De possibles lignes de force peuvent déjà être identifiées tant elles relèvent de l’évidence: une diffusion plus complète de la digitalisation au sein de la sphère publique, notamment en ce qui concerne le contrôle ex ante et ex post des dépenses, les services aux citoyens, des guichets uniques électroniques visant à faciliter les démarches administratives des ménages et des entreprises. Sans oublier une connexion des différentes bases de données publiques, à l’assaut des « silos » encore trop souvent constatés – comme le démontre par exemple le fait que le STATEC ne dispose pas d’un accès digne de ce nom aux données des contributions directes.

Je songe aussi à une norme encadrant l’évolution des dépenses courantes des Administrations publiques (avec une déclinaison particulière à l’Administration centrale), qui rapprocherait leur progression de la hausse moyenne observée chez nos voisins. Je ne réclame certainement pas une diminution soudaine et drastique des dépenses courantes, mais simplement une maîtrise accrue de leur évolution. Une gestion « en bon père de famille », tout simplement. Avec en parallèle une approche plus standardisée des investissements publics et un suivi systématique des coûts d’entretien afférents et une programmation à moyen terme transparente de ces derniers.

Des efforts en matière de formation continue et un système d’éducation performant (et ne reproduisant plus les disparités sociologiques) ne peuvent que nous aider à renforcer l’efficience des dépenses publiques. Sans compter une gouvernance rénovée en matière budgétaire, avec des budgets par programmes, idéalement assortis d’indicateurs de performance.

Un vaste programme, mais l’enjeu est considérable, avec des dépenses publiques progressant de manière systématique et à un rythme bien plus élevé que chez nos voisins. Il importe de corriger cette situation, notamment en s’attaquant sans tarder au problème récurrent des dépenses incompressibles. Divers automatismes devraient être abolis à cet égard, afin d’assurer aux Administrations publiques une plus grande marge de manœuvre budgétaire. C’est seulement à ce prix que le Luxembourg pourra faire face efficacement à d’éventuels chocs économiques et préparer sereinement le futur.


[1] Soit « Classification Of the Functions Of Government ».

[2] Ce poste se compose essentiellement, à raison des deux tiers environ, de l’activité « transports ».

[3] Il s’agit d’un poste assez disparate, qui comprend notamment les dépenses de fonctionnement et l’aide économique extérieure.

[4] En lien surtout avec le Fonds de dotation globale des communes.

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